Drame, Prix littéraires

Le passage

« La porte une fois close, il est un instant cruel et redouté : spectateur impassible de la nudité d’autrui, le médecin doit se dévêtir à son tour et cet acte, plus encore que celui qui va suivre, l’épouvante et le rend maladroit ; mais la honte est bue, les gestes nécessaires sont accomplis ; et comme un vieux gymnaste aux jointures ankylosées, s’essayant maladroitement aux exercices de barre et de trapèze de sa jeunesse, le médecin se démène gauchement sur le divan d’un hôtel borgne. »

Jean Reverzy, Le passage, Les Éditions du Sonneur, 2014, p. 22-23.

Motivations initiales

Je dois l’avouer : à ma grande honte, je ne connaissais ni Le passage, ni Jean Reverzy. Il s’agit tout de même du prix Renaudot 1954. Heureusement, les Éditions du Sonneur l’ont mis à l’honneur dans un post. Dans la conversation qui s’en est ensuivie, j’ai demandé s’il était envisageable de nous l’envoyer…

Synopsis

Jean est médecin. Il exerce à Lyon, mais a passé quelques années en Polynésie, où il a rencontré Palabaud qui, lui aussi, revient à Lyon, parce qu’il est gravement malade et qu’il sait qu’il va mourir. C’est sa lente agonie qui constitue la matière de ce livre, dans cette ville qu’il a quittée – fuie ? – vingt ans plus tôt.

Par la voix de ces deux personnages, Jean et Palabaud, on suit le passage de ce dernier de la vie à la mort.

Avis

> L’avis de T

Je l’ai signalé au tout début de cette chronique, je ne connaissais pas Jean Reverzy voilà encore 3 semaines. Je n’ai donc pas la prétention, subitement, de pouvoir en faire une présentation complète. Cependant, comment ne pas s’intéresser, déjà, au parcours de ce médecin, mort (« probablement », disent les sources) d’un infarctus du myocarde à l’âge de 45 ans, et dont les trois livres publiés de son vivant – trois autres textes ont fait l’objet d’une publication par la suite – comportent tous une forte composante autobiographique ? Comment ne pas prendre en compte le fait que la mémoire, la mort, la fatigue sont des thèmes qui reviennent visiblement dans tous ses écrits ?

La première chose qui frappe lorsque l’on commence ce livre, c’est son style. À la fois riche, travaillé, mais jamais pesant. Ainsi, la deuxième phrase donne le ton :

« Je besognais dans une grande pièce médiocrement meublée d’un bureau, d’un fauteuil, de quelques chaises, d’un divan poisseux de contacts humains et d’une vitrine où luisaient des instruments de verre et de métal ».

Lorsque Jean, le médecin, décrit son travail, l’écriture est profondément incarnée. Si j’ose, on est en « rez-de-chair ». La peau, les organes, les humeurs sont bien présentes – sueur, sang, salive, vomi… Les patients sont décrits au plus proche : « … il s’était séparé de vêtements ternes, usagés, empreints de sa substance, scellés à sa peau comme le pansement à la plaie vive ».

Puis Palabaud survient, et il décrit l’apparition de sa maladie, des symptômes qui ont amené à découvrir que son foie était hypertrophié par une cirrhose pigmentaire – un comble pour un hôtelier qui ne boit jamais d’alcool -. On est dans les îles, entre Papeete, Maupiti, Raiatea, mais ce sont des îles qui n’ont rien de la carte postale paradisiaque : bien au contraire, il s’agit d’îles tristes, où évoluent des maoris qui ont renoncé, des tahitiennes qui se complaisent dans le rôle de vahinés et se donnent aux européens en échange de quelques cadeaux…

Jean Reverzy nous invite à explorer l’idée de passage – titre de son livre – : passage du temps, passage des sentiments – et notamment de l’amour, condamné à s’effriter : « …tout attachement évolue vers la rupture » -, passage, finalement, de la vie ! Palabaud, résigné, revenu dans une ville qu’il a quitté par amour de la mer, croise quelques personnages qui ont émaillé son enfance, dont l’abbé qui l’a fait renvoyer du lycée…

Seule, à la fin, reste l’envie de la mer. Tout le reste ne compte plus, mais ce besoin ressenti dès l’enfance devient l’ultime pierre angulaire de la vie de cet homme qui meurt.

Il y a d’ailleurs un incroyable paradoxe à voir que cet écrivain disparaîtra lui-même très jeune, pratiquement à l’âge de ce premier héros (Palabaud meurt à 40 ans) ; dans son deuxième roman, Place des angoisses, publié en 1956, Jean Reverzy mettait également en scène un patient malade du cœur…

Je ne résiste pas à l’envie de vous laisser une dernière citation, dans laquelle il décrit celui qui fut l’un de ses maîtres, pour mettre encore en valeur ce style incroyable :

« Tyran libéral, au faîte d’une médiocrité dès longtemps triomphante, il dominait un monde aux couleurs de poussière où l’intelligence sanglote comme une captive humiliée ».

J’espère que vous l’aurez compris, mais je préfère l’écrire : ce livre est un coup de poing. Si les bons livres sont ceux qui ne vous laissent pas indemnes, qui vous transforment, alors Le passage est un excellent livre, un livre qui marque la vie d’un lecteur. Merci aux Éditions du Sonneur de m’avoir donné l’occasion de le découvrir !

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